Entretien avec Laurent Jerinte Ou Gerente, spécialiste des médias polonais

Aujourd’hui je vous propose un entretien avec Laurent Jerinte Ou Gerente, un spécialiste en matière de médias en Pologne. Depuis maintenant quatre ans il intervient comme consultant, formateur et journalsite-pigiste sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication en Pologne. Cet expert tient surtout un blog sur lequel il traite de l’évolution des médias polonais (convergence numérique …). Je l’ai donc interrogé sur la transformation de la presse dans cette génération 2.0. D’abord pour avoir un panorama du contexte médiatique actuel en Pologne, mais aussi pour connaître son point de vue sur les mutations du journalisme de manière générale.

(Guillaume Ambroggio – Horizons médiatiques) Sur votre blog « Les nouveaux médias en Pologne », vous traitez des médias sous toutes leurs formes. Pourriez-vous nous dire dans quel contexte se trouvent actuellement les médias en Pologne ?

(Laurent Jerinte Ou Gerente) Je pense que les « médias polonais »  – au sens large du terme – ont parfaitement su saisir le virage de la révolution numérique. Qu’il s’agisse de la presse écrite, de l’édition, de la musique ou de la télévision, le numérique est de plus en plus présent dans l’industrie des médias en Pologne, sans oublier bien évidemment les « pure players » qui sont les enfants de cette révolution. La seule exception concerne peut-être la radio où le numérique n’a pas encore vraiment percé : la radio numérique n’en est encore qu’au stade expérimental et peine à trouver son modèle économique. Mais ce constat vaut aussi pour la France et puis cela ne signifie pas pour autant que les radios en Pologne n’aient pas innové ces dernières années : les grandes stations polonaises s’appuient toutes désormais sur la puissance des réseaux sociaux pour gagner de nouveaux auditeurs ou fidéliser les anciens. Certaines ont même tenté de « faire de la télévision » en créant une chaîne dédiée retransmettant 24h/24 des images des studios. C’est le cas du projet “Czworka” de la radio publique Polskie Radio. D’une manière générale, les médias polonais n’ont absolument pas à rougir de ce qui se fait en France ou ailleurs en matière de médias numériques.

(G. A. – HM) Aujourd’hui on assiste à une convergence de tous les médias vers le Web ? Avez-vous aussi constater ce phénomène du côté de la Pologne ?

(L. J.O.G.) Oui, on observe également en Pologne à la fameuse convergence des médias que j’évoque souvent dans mon blog. Le constat est simple : avec l’émergence des technologies numériques et le développement du haut-débit, les frontières entre médias traditionnels tendent progressivement à disparaitre. Il est dès lors de plus en plus difficile de « catégoriser » les médias puisque ces derniers peuvent avec le numérique investir de nouveaux domaines qui leur étaient autrefois fermés. C’est ainsi que la presse écrite fait désormais du web et même de la télévision puisqu’on trouve également des reportages vidéo sur le portail des grands quotidiens polonais. A l’inverse, la radio se met à faire de la télévision à l’instar de Czworka ou d’autres web-radios. Quant à la télévision, elle est désormais présente sur tous les supports imaginables, des téléphones portables en passant par les ordinateurs et les tablettes numériques.

L’une des particularités de la Pologne tient sans doute au fait que pendant les années communistes, la censure était de rigueur dans les médias, ce qui donne sans doute encore plus d’appétit aux acteurs d’aujourd’hui dans leur politique d’innovation et leur soif d’investir de nouveaux supports ou de nouveaux canaux de diffusion. En Pologne plus qu’ailleurs, les frontières n’ont donc jamais été aussi bousculées.

(G. A. – HM) Quels sont les principaux enjeux des médias polonais pour les années à venir ?

(L. J.O.G.) A mon avis, les médias polonais devront relever deux défis majeurs dans les années à venir : le premier concerne la recherche d’un modèle économique viable et pérenne qui reste encore à préciser. Comme c’est le cas un peu partout, l’apparition du numérique en Pologne a apporté son lot d’incertitudes, voire d’inquiétude : les ventes papier de la presse écrite ne cessent de décliner depuis plusieurs années et tous les grands quotidiens polonais sont désormais à la recherche de ce « nouveau souffle » qui leur permettra de compenser le manque à gagner : e-books, smartphone, iPad et autres tablettes numériques… les opportunités ne manquent pas mais les consommateurs polonais ne sont pas toujours enclins à payer pour du contenu, même de qualité. Les grandes chaînes généralistes polonaises sont confrontées au même type de dilemme. Avec le numérique les téléspectateurs polonais ont assisté à une véritable explosion de l’offre avec plusieurs centaines de chaînes disponibles, sans compter les portails vidéos et autres services de VOD. Pas toujours facile dans ces conditions de tirer son épingle du jeu et de fidéliser une assistance de plus en plus volatile.

Le deuxième défi que l’industrie polonaise des médias devra relever dans les années à venir concerne le nécessaire mais difficile équilibre entre respect de la liberté d’expression et impératif de régulation. Il faut en effet préciser que la liberté d’expression est un sujet pris très au sérieux en Pologne en raison de l’histoire douloureuse du pays que j’évoquais plus haut. Pour s’en convaincre, il suffit de voir les vives réactions d’hostilité suscitées par le projet ACTA en Pologne ou les tentatives du gouvernement de réguler – parfois à juste titre – l’Internet en Pologne. Pour l’heure, toutes ces tentatives ont été vouées à l’échec en raison de la forte mobilisation des acteurs de la société civile et des associations de défense de la liberté d’expression. La situation est d’autant plus complexe qu’avec le numérique, la question de la légitimité des organes de régulation est elle aussi posée : c’est notamment le cas quand le KRRiT (équivalent du CSA français) prétend contrôler les sites de VOD en Pologne ou quand l’UKE (équivalent de l’Arcep) entend bloquer l’accès à certains sites web jugés « illégaux ».

(G. A. – HM) Les pure players sont-ils aussi présents en Pologne ? Que pensez-vous de ce nouveau format de site d’information ?

(L. J.O.G.) Les pure-players sont aussi présents en Pologne mais d’une manière générale, ils restent rares et le secteur des médias tend plutôt à être dominé par de grands trusts qui disposent d’importants moyens financiers. Ainsi les grands portails web polonais (Onet.pl, Wirtualna Polska…) sont tous contrôlés par de grands groupes de médias polonais. Il est intéressant de noter qu’il n’existe pas vraiment d’équivalent polonais de Mediapart ou de Rue89 même si on recense quand même quelques sites de journalisme citoyen. La situation pourrait toutefois évoluer sous peu puisque l’un des journalistes les plus connus du pays (Tomasz Lis) vient de lancer un nouveau portail d’information directement inspiré du concept de l’Huffington Post et qui entend « révolutionner » le paysage médiatique en Pologne.

(G. A. – HM) Selon vous, est-ce qu’un média Polonais se détache des autres en terme d’information numérique ?

(L. J.O.G.) Oui, je pense que parmi les grands groupes de médias polonais qui ont parfaitement su tirer profit du virage numérique figurent sans aucun doute les groupes Agora et TVN. Le premier est l’un des groupes de presse les plus puissants du pays qui édite notamment le quotidien « Gazeta Wyborcza », le plus gros tirage de Pologne. Dans sa dernière campagne publicitaire, le quotidien se targue justement d’être cross’-média” et disponible sur tout type de supports (smartphones, web, tablettes numériques, papier)… pour le plus grand bonheur de ses lecteurs.

Dans un autre domaine, la première chaîne privée de télévision TVN est aussi un très bel exemple de réussite en la matière : avec l’appui du premier portail Internet du pays (Onet.pl) et d’importants investissements réalisés dans les services de Vidéo à la Demande (VOD), le groupe a augmenté considérablement l’exposition de ses programmes et donc les recettes publicitaires qui en découlent. Il s’agit là d’une stratégie de développement tout azimut qui a porté ses fruits au cours des 15 années d’existence du groupe. Pas étonnant dès lors que de grands groupes de média internationaux – et notamment Canal+ – se soit intéressé à ce qui reste l’une des plus fortes croissances enregistrées en Europe ces dernières années.

(G. A. – HM) Nous sommes en plein dans une génération de Web 2.0 et d’évolution, comment envisagez-vous la profession de journaliste dans les années à venir ?

(L. J.O.G.) Je pense qu’elle va radicalement changer dans les années à venir. Le premier changement notable que l’on peut anticiper concerne une plus forte polyvalence des profils. L’époque où les journalistes étaient cantonnés à un support (presse écrite, radio, télévision…) me semble en passe d’être révolue. Désormais, les professionnels du secteur devront jouer la carte de la polyvalence et savoir écrire pour plusieurs supports à la fois, ce qui reste un exercice délicat puisqu’il faut alors s’adapter aux contraintes de chaque média… on ne rédige pas un article papier comme on rédige un article pour un portail web. De même, on ne rédige pas de la même manière un article destiné à être lu sur un téléphone portable ou sur un ordinateur. Parfois il faut carrément s’improviser « réalisateur » caméra aux poings lorsqu’on doit, par exemple, tourner un reportage pour un portail web ou autre. L’autre grande tendance que j’anticipe, c’est une exigence de qualité accrue pour la profession. Avec la démocratisation d’Internet et le développement des supports gratuits, les citoyens sont désormais inondés d’informations plus ou moins pertinentes. Le web a bien évidemment ouvert de nouvelles opportunités à la profession mais il a également rendu les consommateurs plus exigeants : aujourd’hui plus que jamais, il faut produire du contenu de qualité pour espérer émerger du flot continu d’informations qui se déverse chaque jour sur nos écrans ou sur nos antennes. Un exercice d’autant plus difficile que tout citoyen peut désormais « s’improviser » comme journaliste et créer son propre blog.

(G. A. – HM) Les réseaux sociaux prennent une place de plus en plus importante dans la vie de tous les jours et dans les médias. Quelle est votre avis sur l’association média/réseau social ?

(L. J.O.G.) Je partage en effet le constat que les médias sociaux prennent de plus en plus de place dans le fonctionnement des médias. C’est aussi vrai pour la Pologne. Ils constituent désormais une source d’information privilégiée pour les journalistes, ils offrent une oreille inédite sur tout ce qui rythme la vie des citoyens et de nos sociétés. La plupart des grands médias polonais ont désormais intégré le phénomène et invitent les téléspectateurs ou les internautes à partager leurs informations ou leurs photos. C’est particulièrement vrai des grandes chaînes d’information (TVN, Polsat News, TVP INFO) mais pas seulement. En même temps, les médias sociaux peuvent également se révéler une menace à terme pour les grands groupes de médias : en permettant aux citoyens d’accéder plus rapidement à l’info et de coller plus près à l’actualité, ils entament d’une certaine manière la légitimité et l’utilité même des médias traditionnels qui se retrouvent à la remorque de ces derniers. Autre piège à éviter: les médias sociaux et l’Internet d’une manière générale se prêtent facilement à la manipulation et aux tentatives de désinformation qui peuvent alors être reprises par les grands médias. D’où l’intérêt de bien maitriser ses sources !

(G. A. – HM) Si vous deviez conseillez un jeune qui souhaite se lancer dans le journalisme, quels conseils lui donneriez-vous ?

(L. J.O.G.) Je pense que la profession de journaliste est l’une des plus belles qui soit mais aussi l’une des plus exigeantes : il faut s’armer de beaucoup de patience et de détermination pour faire son chemin, ce d’autant que le secteur est en pleine mutation. Une certaine « flexibilité » (certains parleront davantage de « précarité ») est plus qu’indispensable, surtout en début de carrière, mais c’est là le prix à payer pour faire ses armes et espérer progresser par la suite.

Si vous voulez en apprendre plus sur les médias en Pologne, ou tout simplement sur l’évolution des médias, je vous renvoie au blog très complet de ce spécialiste : www.laurent-jerinte.com.

Publié le 2 Mai 2012, dans Nouvelles pratiques journalistiques. Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.

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